Le Tour de France, c’est plus de 3 500 kilomètres sur le vélo, en comptant les départs fictifs, en seulement 21 jours. Les coureurs enchaînent des journées d’effort d’endurance, rythmés d’intensités élevées, alors il faut avoir pour cela le bon carburant. C’est le job du nutritionniste, et celui de l’équipe DECATHLON AG2R LA MONDIALE, Julien Louis, vous explique justement tout de sa mission sur la plus grande course du monde. En réalité, tous les protocoles sont établis plusieurs mois à l’avance et tout est préparé au gramme près. Allez, à table !
Une prépa individualisée en amont, mais une logistique collective
« On procède à une individualisation des plans nutritionnels selon les coureurs. Ce que les coureurs mangent, les quantités notamment, vont varier. Sur le Tour, un chef est là et le menu est le même pour tous, mais les volumes s’adaptent selon le coureur et notamment son morphotype. On bosse dessus beaucoup en amont, des mois à l’avance pour adapter à chaque étape. Ça va différer : les contraintes énergétiques varient si le lendemain, c’est plaine ou montagne. L’entrée sera plus énergétique pour une étape de montagne, par exemple.
On connaît les préférences alimentaires de nos coureurs. On connaît aussi les intolérances et les allergies. Les plans individuels sont calibrés selon la dépense énergétique estimée selon le coureur. Un sprinteur ou un grimpeur… Un gars qui va rouler en tête de peloton… Mon job, c’est d’anticiper ça, estimer, pour que chacun ait la bonne réserve d’énergie. En résumé, avant l’étape, il faut constituer le glycogène, et post-étape, bien récupérer. Et c’est ça tous les jours sur un Grand Tour. »
En course aussi, on suit le plan !
« Sur le vélo, on doit apporter de l’énergie, des glucides, pour éviter la fringale à mesure que le coureur tape dans les réserves. On parle de glucides exogènes, qui proviennent des gels, des barres, de boissons énergétiques. On va de 60 à 120g par heure en fonction de la difficulté de l’étape, la durée, le rôle de chacun. Par exemple, si on attaque par un col, on va partir directement à 120g par heure puis diminuer. Les recommandations, c’est au gramme d’aliment par kilo de poids de corps : on adapte ainsi au physique du coureur. Mais sur le vélo, c’est pour tout le monde la même chose en termes de capacités d’absorption : les intestins sont les mêmes pour tous, que tu fasses 60 ou 80 kilos…
L’assignation des glucides rencontre des limites. D’abord intestinales : le passage de l’intestin au sang, c’est quelque chose qu’on peut entraîner. On s’entraîne à des quantités progressivement plus importantes. On le fait à l’entraînement, on habitue l’intestin à assimiler. On améliore les transporteurs au glucose, au fructose. Les gens ne comprennent pas toujours, disent qu’ils n’y arrivent pas, ont un dégoût, mais il faut y aller progressivement, prendre son temps. Persévérer. Un pratiquant loisirs ne doit pas faire ça le jour J de sa cyclo sans avoir expérimenté cela avant. Si tu veux prendre 2 gels par heure, c’est environ 60g par heure, et tu peux avoir des rejets et maux de ventre si tu ne t’es pas entraîné à l’assimiler. Ça peut être contre-productif et bousiller ta course. »
Météo, fatigue, imprévus : on s’adapte !
« La météo joue aussi. Quand il fait chaud, il faut s’hydrater davantage, bien sûr. Il y a des stratégies à suivre. En dosant moins les boissons et en alternant avec des bidons d’eau, les coureurs vont boire plus : ça va les aider à s’hydrater mieux. En conditions froides, on peut avoir de la boisson chaude. Cela va agir sur la température centrale et diminuer la chute de celle-ci. Inversement, en cas de canicule, la boisson froide sera plus efficace que les packs de glace car elle agira sur cette température centrale qui est clé. Si la météo évolue en cours d’étape, il faut s’adapter, mais on a toujours un météorologue qui nous aide à anticiper ça. On est préparés à toutes les possibilités. Le facteur fatigue sur un Grand Tour va également jouer : il va potentiellement amener des pertes d’appétit, des changements de sensation. Un coureur peut, en deuxième semaine, ne plus réussir à manger. Il faut inclure aux menus des choses qu’il préfère pour stimuler cet appétit.
Des fois, on se trompe un peu. On pense qu’une étape va rouler grand train et en fait c’était cool, ou bien on pensait que ce serait lent et ça a roulé super vite. Donc là aussi on adapte. Au départ, le coureur prend assez pour tenir 1h30 / 2h, pour avoir ce qu’il faut s’il rate le premier ravito. Si ça démarre très vite, c’est une sécurité, c’est du bonus. Certains coureurs aiment partir avec beaucoup de choses, d’autres non. Mais on recommande de prendre de quoi tenir le début d’étape, au cas où. »
Une mécanique bien huilée
« Moi, mon rôle ? Toute la première partie de journée, jusqu’au départ, j’aide les assistants pour préparer les musettes et bidons. On checke avec les coureurs au petit-déj si tout va bien. Au départ de l’étape, vers 13h, il arrive que j’intervienne au briefing pour insister sur des points. Je donne aux mécanos le sticker avec la stratégie nutritionnelle du jour : l’antisèche à coller sur la potence pour rappeler les points kilométriques où le staff va donner musette et bidon. C’est généralement toutes les 45 minutes. Sur l’étape, je fais partie de ce staff qui donne des bidons et des musettes, car on a besoin de forces vives.
Après l’arrivée, je vais regarder les fichiers de puissance des coureurs pour estimer les dépenses énergétiques et comparer avec mon estimation, pour éventuellement ajuster au quotidien. Il arrive aussi que les collations d’après étape reviennent pleines, auquel cas il faut rajouter des choses le soir au dîner, et je vois ça avec le chef. On va plus souvent avoir des coureurs qui mangent pas assez plutôt que trop. Un coureur qui perd du poids sur un Grand Tour, c’est pas normal. »
Toute l’équipe doit aller dans le même sens
« Désormais, on peut considérer que oui, tous les coureurs suivent ces stratégies à la lettre. Les jeunes ont cette culture. Les plus vieux peuvent avoir des approches différentes, des profils plus autonomes, mais tous ont compris l’intérêt. On est vigilants aux dérives potentielles, mais ça n’arrive pas trop. Il n’y a quasiment plus de fringales, ça n’arrive plus. L’erreur est humaine mais franchement, ça fait quelques années qu’on a réglé ça. Il y a des contre-performances, mais elles sont multifactorielles. Il peut y avoir des maux de ventre, mais souvent en raison de manques d’attention, de dépassement du grammage par heure. C’est rare, mais ça peut arriver. La fringale, par contre, non, c’est fini ça.
On suit des protocoles d’équipe qu’on établit tous ensemble pendant l’hiver. À partir de quelle température on met de la glace, ou on met du chaud ? On applique tous les mêmes protocoles. Ça permet de clarifier, qu’il n’y ait pas de débat au moment de la course. On explique aussi à tout le monde, y compris directeurs sportifs et entraîneurs, ce qu’est chaque gel, chaque barre. Comme ça, tout le monde est impliqué. Et ça aussi, ça se travaille pendant l’intersaison. C’est important, car je ne suis pas forcément sur toutes les courses. Je fais environ 100 jours par an, et sinon je travaille de la maison, y compris pour faire le suivi journalier. Je prépare les stratégies nutritionnelles, les stickers… Bref, je suis le protocole et il est appliqué sur le terrain assez naturellement grâce à cette connaissance répandue dans l’équipe sur le sujet. »